Extrait du tome 2: Muria
Nous sommes à présent arrivés. L’Arbrisseau du Loup forme une voûte ombragée suffisamment haute pour que des jeunes chiens de dix ans puissent s’y tenir, le dos un peu voûté, ou s’asseoir sur le sol de terre poussiéreux, à l’abri des regards.
Tous les petits chiens du voisinage racontent qu’un gros loup noir se cache parfois sous l’arbuste, à la nuit tombée, et les petits en ont tellement peur que même quand ils vont y jeter un coup d’œil, pour voir, ce n’est pas pour y rester. Certains plus grands, pour frimer, racontent même qu’ils ont vu des poils de loup accrochés dans les branches basses.
C’est la première fois que moi-même je viens examiner l’endroit de plus près et je ne vois pas ce que les autres lui trouvent de si effrayant. Ce n’est qu’un banal arbuste, après tout.
Je me baisse et pénètre sous la voûte feuillue.
– Hello !
La petite voix de la souris au pelage couleur caramel m’accueille. Lorsque mes yeux se sont accoutumés à la pénombre, je vois qu’elle se tient perchée sur l’une des branches basses, faisant face à un parterre de racines où nous sommes sans doute censés nous asseoir.
– Hello, réponds-je. Je te présente ma copine Bugin…
Celle-ci pénètre sous l’arbuste à ma suite, faisant un grand bruit de branches secouées et cassées au passage. La souris renifle l'odeur des biscuits d'apéritif.
– Oh, vous avez amené à manger ? Je peux en prendre un ? Je meurs de faim…
– Sers-toi...
Je lui tends mon paquet. Elle s’empare d’un biscuit qui est plus large qu'elle, et montre le sol de terre de sa petite patte griffue.
– Asseyez-vous donc. On attend encore trois autres…heu…volontaires. Après je vous expliquerai…
Bugin n’a pas attendu pour s’asseoir et elle s’est écroulée sur une moitié de l’espace disponible en poussant un « ouf » de soulagement. Je m’assois au milieu de l’espace restant. La petite souris grignote voracement son biscuit comme si elle n’avait pas mangé depuis des jours, ou comme si elle était simplement très gourmande, je pense, car j'ai déjà vu Bugin manger avec le même empressement.
– Au fait, comment tu t’appelles ?
– Muria. Mon nom, c’est Muria, dit la petite souris entre deux bouchées.
– Et…euh…d’où tu viens ?
– De sous la terre…
Elle désigne du doigt le sol, sous elle, en continuant à grignoter.
– Ta famille aussi vit sous la terre ? demande Bugin.
– Oh oui, tous mes frères et toutes mes sœurs vivent sous la terre. Enfin…vivent…si l’on peut appeler ça « vivre ». Ils sont prisonniers.
– Prisonniers ? De qui ?
– Des Monstres.
Il y a un silence pendant lequel j'imagine des créatures avec de grands yeux globuleux et des crocs démesurés, vivant sous la surface terrestre.
– Des monstres ? Quelle sorte de monstres ?
– Les Monstres, répète simplement Muria. Je ne connais qu’une seule sorte de Monstres et ils sont monstrueux.
Elle finit son biscuit, puis, ne résistant pas à l’envie de commencer à expliquer son histoire avant que tout le monde soit réuni, elle poursuit :
– Ca fait maintenant trente-cinq jours que je me suis échappée et que j’ai trouvé l’air libre. Jusqu’à présent, j’avais vécu dans le Monde Obscur sans jamais voir la lumière du jour. J’ignorais totalement comment était le monde d’au-dessus. Je ne savais pas qu’il y avait plein de chiens qui vivaient dans des grandes maisons en plein air et qui parlaient comme moi...
Ca doit être ça qu’ils appellent une civilisation canine, marmonne-t-elle pour elle-même.
Elle remue sa moustache.
– Je cherchais de l’aide, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Quand vos parents me voient dans leurs maisons, ils poussent des aboiements terribles et sortent des balais pour me chasser…après, ils mettent des pièges à souris, de véritables horreurs ! Au début, je croyais que les chiens étaient encore pires que les Monstres d’en bas…
Du coup, j’ai essayé de m’adresser à des jeunes chiens, comme vous. Mais la première fois que j’ai essayé d’aborder un groupe d'enfants, ils m’ont pris en chasse. Ils avaient l’air de trouver ça très amusant de me courir après…
Elle fronce ses petits sourcils clairs à ce souvenir, l’air réprobateur.
– Tu ne serais pas tombée sur Gritt et sa bande, par hasard ? je demande d’un ton amusé.
– Gritt ? Je ne sais pas, je n’ai même pas eu le temps de leur demander leur nom… Après ça, j’étais un peu refroidie, j’ai décidé de rester cachée et de réfléchir à une autre solution. Il fallait aussi que je trouve à manger…et un abri chaud, parce qu’avec l’avancement de l’hiver, il commençait à faire de plus en plus froid…
Je me suis cachée dans un grand centre commercial, pas loin d’ici…il y avait une sorte de petit restaurant ou les gens venaient boire des bullottes et manger des painssalés. Je passais sous les tables, je ramassais les miettes, et puis je me réfugiais dans les sous-sols en passant par un minuscule trou, dissimulé derrière un tuyau. Parfois, je restais à l’entrée du trou et j’écoutais ce que les gens racontaient quand ils s’installaient aux tables pour manger et boire…
A ce moment, on entend des pas et des voix, à l’extérieur. Muria la souris s’interrompt. Moi et Bugin nous nous tournons, inquiets, vers l’entrée de la tonnelle. L’instant d’après, un museau blanc fait son apparition sous les feuillages.
– Bonjour. Muria est ici ?
– Bonjour et bienvenue, les amis, dit Muria du haut de son perchoir. Entrez donc, la réunion va pouvoir commencer…
J'ai plutôt l’impression qu’elle a commencé depuis cinq minutes. Le museau blanc appartient à Orgus, un de mes camarades de classe qui n'aime pas qu'on tue les papillons pour en faire des collections... son inséparable ami qui l'accompagne, s’appelle Brony.
Orgus s’avance et nous aperçoit, moi et Bugin assis côte à côte.
– Salut… Oh, vous êtes là aussi ?
– Ca ne m’étonne pas, dit Brony. Rudi et Bugin restent toujours dans un coin, tous seuls, à la récré, tu n’as pas dû avoir trop de mal à leur parler sans être vue des autres !
– Allons, faites un peu de place, serrez-vous, nous dit Muria, et je me rapproche de Bugin autant que les piquants de celle-ci me le permettent.